jeudi 23 octobre 2008

[21septembre] Ligue des droits de l'Homme - La Maison Turtelboom - Carte Blanche publiée dans La Libre Belgique du 23 octobre 2008

 

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La maison Turtelboom

 

Pierre-Arnaud Perrouty et Benoît Van der Meerschen

Ligue des droits de l’Homme

 

L’image n’est pas neuve, elle avait déjà été utilisée en son temps par Stephan Schewebach, ancien directeur de l’Office des étrangers : les migrants qui sont en situation de séjour irrégulier envahissent la « maison Belgique ». Qu’ils refusent de partir après y avoir été invités à dîner dans la version Schewebach, ou rentrent par la porte de derrière plutôt que par la porte d’entrée dans la maison Turtelboom, la morale de l’histoire est supposée être la même : si vous n’êtes pas invités, vous devez partir. Or cette image n’est pas seulement simpliste ; elle est fausse, charrie des relents populistes et conduit à des situations absurdes.

 

Pour ne prendre que le cas du jeune Rothman Salazar : voilà un garçon sans problème, qui était en Belgique depuis 6 ans, poursuivait une scolarité exemplaire et serait rentré sans beaucoup de doute dans les critères de régularisation si la circulaire tant attendue depuis l’accord de gouvernement de mars dernier avait vu le jour. Arrêté par hasard lors d’un contrôle de police, il aura été enfermé 15 jours au centre 127bis pour être expulsé en Equateur le 31 août dernier. Son dossier était parfaitement connu de l’Office des étrangers et plusieurs recours ont été déposés par son avocat.

 

La logique développée par Mme Turtelboom se résume assez facilement, c’est d’ailleurs son seul mérite : « certes, vous êtes en Belgique depuis longtemps et menez une vie parfaitement intégrée mais, à l’époque, vous étiez entré par la porte de derrière. Vous devez donc ressortir et nous examinerons la possibilité de vous octroyer un visa pour rentrer par la bonne porte, celle de devant ».

 

Reprenons. Tout d’abord, Rothman, pas plus que des milliers de sans-papiers, n’est pas entré dans la maison Belgique par la porte de derrière, vu qu’il n’y avait tout simplement pas de portes pour l’immigration légale, ou tellement étroites que quasi personne ne parvenait à y passer. La Belgique s’attache à les cadenasser depuis 1974, année de l’arrêt officiel de l’immigration légale. Mais bien sûr, décréter qu’on arrête l’immigration n’arrête pas les gens. Ils continuent de venir depuis, comme ils continueront demain. Prétendre, comme le fait Mme Turtelboom, qu’elle va « fermer la porte arrière » est donc doublement démagogique : d’une part parce que la porte est déjà fermée, d’autre part parce qu’elle sait que les migrants continueront d’arriver.

 

Ensuite, l’idée qu’il faut ressortir pour mieux rentrer. Ubu qui le dispute à Kafka ou question d’honneur mal placé ? Si Rothman pouvait obtenir un visa étudiant, pourquoi ne pas examiner son dossier et le lui donner tout de suite ? Où est l’intérêt de l’enfermer, avec tout le traumatisme que ça comporte ? Comment ne pas voir que l’expulser de force dans son pays d’origine où il ne veut pas vivre est totalement disproportionné ? Mme Turtelboom osera-t-elle donner le coût total de l’opération : l’enfermement, les multiples recours en justice, les 4 billets d’avion pour lui et les policiers qui l’accompagnaient ? Sans parler du coût humain et financier pour Rothman et sa famille, en frais de recours, de dossier de visa et de voyage. Surréaliste.

 

Enfin, la possibilité du visa. Légalement, obtenir un visa étudiant est un droit pour autant que l’étranger remplisse certaines conditions. Mais en pratique, il est loin d’être simple d’obtenir ce visa – les conditions sont difficiles à remplir – et il est arrivé que des étudiants, qui avaient un visa en bonne et due forme, soient refoulés à la frontière parce que le motif réel de leur voyage était contesté, notamment s’ils arrivaient après le début de l’année scolaire. En clair, Rothman n’était donc pas du tout sûr de pouvoir revenir.

 

Au-delà du raisonnement boiteux de la ministre, c’est sa vision du phénomène migratoire qui inquiète. Dans sa représentation du monde, la Belgique serait une maison aux portes et fenêtres ultra sécurisées, construite dans un de ces quartiers privés qui se développent de par le monde, entourés de clôtures avec un gardien à l’entrée (les gated communities ou barrios privados). Autonomes et coupés du monde. A plus grande échelle, c’est dans une logique comparable que s’enferme chaque jour un peu plus l’Union européenne à travers l’impressionnant dispositif de fermeture des frontières et d’externalisation des contrôles migratoires. Au prix de nombreuses violations des droits fondamentaux des migrants qui ont été abondamment démontrées et documentées.

 

C’est peu dire que nous ne partageons pas cette vision ni cette logique. Les phénomènes migratoires ne s’arrêteront pas et des milliers de sans-papiers vivent déjà, qu’on le veuille ou non, dans tous les pays européens. Il est plus que temps de sortir du fantasme de la fermeture des frontières et de poser les vraies questions. Or nous ne pouvons que constater que le débat sur ces vraies questions est continuellement empêché par des idées présentées comme des évidences (« nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde ») et par la peur savamment entretenue de l’appel d’air, et donc de l’envahissement. La rhétorique démagogique de la ministre Turtelboom n’en est que le dernier exemple.